Droit dans le mur : Aston Martin Lagonda
Aston Martin fête ses 100 ans cette année, et chacun y va de son petit hommage au légendaire constructeur britannique. Mais plutôt que de revenir sur les modèles les plus légendaires, comme la DB5 que j’ai abordé dans un précédent billet, j’ai préféré revenir sur une auto plus obscure : l’Aston Martin Lagonda. Commercialisée de 1976 à 1990, cette berline de luxe a marqué les esprits à l’époque par son audace en matière de design et de technologie. Mais trop chère, peu fiable et décidément dotée d’un style très atypique, la Lagonda ne se vendra qu’à 645 exemplaires en quatorze années de carrière.
Si vous demandez à des gens au hasard dans la rue quelle voiture ils rêveraient de s’offrir s’il gagnaient au loto, il y a fort à parier que la réponse sera le plus souvent « une Aston Martin ». Bien peu de marques automobiles peuvent se prévaloir d’une telle aura, qui s’étend bien au-delà du cercle des amateurs. Et pourtant, en un siècle d’histoire, les années où Aston Martin a dégagé des bénéfices doivent pouvoir se compter sur les doigts de la main d’un lépreux ! Le constructeur britannique n’a cessé d’aller de crise en crise, de passer de main en main. Et cela continue encore aujourd’hui.
Dans les années 70, Aston Martin émerge d’une sorte d’âge d’or. Pendant 25 ans, la firme a été la propriété de David Brown, un industriel qui a réorganisé l’entreprise, élargissant au passage son périmètre en y intégrant la marque Lagonda et le carrossier Tickford. Sous la férule de Brown sont nés quelques-uns des modèles les plus célèbres d’Aston Martin, comme les DB4, DB5 et DB6. C’est également sous son impulsion qu’Aston s’est engagé en compétition, remportant notamment les 24 Heures du Mans 1959 avec la DBR1. Autant dire que quand David Brown se lasse de son « joujou » et décide de tout vendre en 1972, c’est l’émoi. Un premier fonds d’investissement reprend la marque, puis un second suite à une énième faillite trois ans plus tard.
C’est dans ce contexte pour le moins troublé qu’Aston Martin décide d’enrichir sa gamme d’une berline de luxe. Un premier projet est mis sur les rails, qui débouche sur la présentation au salon de Londres en 1974 de celle que l’on appellera ultérieurement la Lagonda « Series 1 ». Basée sur la plateforme des coupés V8, cette Lagonda arbore un look très classique et un tarif plutôt élevé. Elle ne sera commercialisée que durant deux ans, au cours desquels seuls 7 exemplaires seront vendus. Oui, seulement sept !
Mais cette « Series 1 » n’est qu’un produit intérimaire en attendant la « vraie » Lagonda. Vu la conjoncture (finances d’Aston en berne, choc pétrolier…), on aurait pu imaginer que les stylistes et ingénieurs feraient preuve de mesure, et concevraient une auto à l’allure et à la technologie classique, histoire de ne pas se rater à un moment aussi décisif. Étonnamment, ils ont fait exactement l’inverse !
Les dirigeants confient la direction du style à un certain William Towns, un designer ayant une relation complexe et passionnée avec sa règle et son équerre. Une obsession de la ligne droite et des angles aigus qui attendra son sommet avec l’Aston Martin Bulldog – la bien nommée ! – de 1980.
Pour la Lagonda, il prend une très grande règle, et dessine une berline XXL : 5,28 mètres de long, mais seulement 1,30 mètre de haut. Pour soigner l’aérodynamique, Towns lui offre une calandre minimaliste, un nez pointu et des phares rétractables. À l’arrière, la lunette chute abruptement sur une malle aussi fine que le compartiment moteur. Par rapport au reste de la gamme Aston Martin, cette Lagonda « Series 2 » en totale rupture veut impulser une nouvelle modernité à la marque. À sa présentation, au salon de Londres 1976 – deux ans seulement, donc, après la très classique « Series 1 » ! – cette Lagonda fait sensation et suscite la polémique.
Mais si le style extérieur a déjà de quoi dérouter, ce n’est rien en comparaison de l’habitacle, qui réinterprète la traditionnelle recette « cuir et boiseries » à la sauce Barbarella : le volant est monobranche, le tableau de bord est entièrement constitué de cristaux liquides et tous les boutons sont sensitifs ! Une première.
Afin d’économiser sur le budget de mise au point de ce tableau de bord digne d’un film de science-fiction (au moins !), Aston Martin en confie de développement à des… étudiants en fin de cycle du Cranfield Institute of Technology. Mauvaise idée : les jeunes diplômés manquent cruellement d’expérience et conçoivent un cauchemar de réseau électrique. Les boîtiers de contrôle pèsent 80 kilos, et comme ils sont situés sous les sièges arrière, il faut un câblage digne d’un Concorde pour les relier au tableau de bord. Au printemps 1978, quand la Lagonda est enfin présentée à la presse dans sa version définitive, la démonstration se solde par l’irruption d’un énorme nuage de fumée dans l’habitacle. Tout ceci commence à tourner à la comédie de boulevard !
Une comédie qui ne fait pas rire Peter Sprague, le nouveau boss d’Aston. Il sollicite ses contacts dans l’industrie de l’électronique, et finit par confier le prototype roulant à une compagnie texane, qui reprend tout à zéro. Un mois et demi plus tard, les premiers tests routiers débutent, et 90 jours après, les premières Lagonda sont livrées aux clients… avec un an de retard sur le planning. Pire : depuis la présentation en 1976, le tarif a tout simplement doublé !
Qui plus est, la voiture est loin de donner satisfaction. Déjà, ses performances sont médiocres, en retrait même par rapport à la Lagonda Series 1. En outre, sa consommation est très élevée, dépassant largement les 20 litres aux cent en utilisation quotidienne, gourmandise à laquelle l’antédiluvienne boîte automatique Chrysler TorqueFlite à trois rapports n’est pas étrangère. Enfin, comme bien des anglaises, l’auto reste très capricieuse sur le plan électronique. Problème : la Lagonda en est justement bardée !
Pour améliorer la fiabilité, les boutons sensitifs sont remplacés par des interrupteurs classiques. Un système de synthèse vocale est également installé. Quant aux afficheurs à Leds, trop coûteux à fabriquer, on leur substitue des… tubes cathodiques conçus à l’origine pour les avions de chasse F-15 Eagle ! Résultat, l’habitacle commence à furieusement ressembler à celui du vaisseau spatial Nostromo du film Alien. Nouveau problème : les écrans sont illisibles en plein soleil.
Au fil des années, la Lagonda évoluera subtilement, jusqu’au restylage de mars 1987 qui verra la disparition des phares rétractables, remplacés par des triples optiques installées de part et d’autre d’une calandre désormais dépourvue de chromes. Ce lifting verra également disparaître la ligne de flanc de la Lagonda, ainsi que ses poignées de portières chromées.
Moins de trois ans plus tard, la dernière Aston Martin Lagonda sort des chaînes. Au total, seules 645 voitures auront été produites en 14 ans… soit moins d’une par semaine en moyenne. Chat échaudé craignant l’eau froide, Aston ne produira plus aucune berline avant la Rapide, lancée en 2010.
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