Droit dans le mur : Bricklin SV-1
Dans cette toute nouvelle série de billets, je vais vous raconter les plus beaux fiascos de l’automobile : modèles lancés au pire moment, technologies faussement prometteuses, concepts saugrenus, arnaques de légende… On commence très fort avec la Bricklin SV-1. Vous n’en avez jamais entendu parler ? Normal, cette auto au passeport canadien n’a été produite qu’à 2 854 exemplaires. Son créateur Malcolm Bricklin avait pourtant de grandes ambitions pour cette SV-1, qui devait être une voiture de sport économique et très sûre. Mais le projet est rapidement passé de la rubrique « automobile » des grands quotidiens à celles des scandales politico-financiers. Les contribuables canadiens n’ont pas oublié l’affaire : ils ont perdu quelque 23 millions de dollars dans l’histoire…
Mais revenons au commencement. Malcolm Bricklin, citoyen américain né le 9 mars 1939 à Philadelphie, est un étudiant moyen (il quittera l’université à l’âge de 19 ans), mais c’est un homme ambitieux doté d’un bagout exceptionnel. Il reprend la boutique de bricolage tenue par son père à Orlando, en Floride, et la transforme en une chaîne de magasins franchisés sous l’enseigne Handyman America. Un business très rentable pour Bricklin, moins pour ses franchisés qui multiplient les actions en justice. Handyman America est mis en liquidation judiciaire, mais Bricklin est déjà millionnaire. Il n’a pas 30 ans.
L’audacieux entrepreneur décide alors de se tourner vers l’importation de véhicules japonais. Il commence avec des scooters Rabbit produits par Fuji Heavy Industries. Dans la galaxie de ce géant industriel nippon, Bricklin découvre au passage la Subaru 360. C’est une minuscule voiture de moins de trois mètres de long, pesant à peine 400 kilos et propulsée par un petit moteur deux temps refroidi par air. Grâce à son poids-plume, la Subaru 360 est exemptée des crash-tests usuels aux États-Unis : Bricklin flaire la bonne affaire et décide de l’importer. Le succès de cette voiture très abordable est immédiat… jusqu’au jour où le très influent magazine américain Consumer Reports désigne la Subaru 360 comme étant « la voiture la moins sûre d’Amérique ». Sans surprise, les ventes s’effondrent, mais Bricklin ne se décourage pas : il crée Subaru of America et… vend des franchises Subaru.
Malcolm Bricklin fait désormais partie de la jet-set. Multi-millionnaire, il possède un goût prononcé pour les soirées de Los Angeles, notamment celles organisées par son ami Hugh Hefner, le patron de Playboy. Mais il caresse un rêve : lancer « sa » voiture de sport. Au début des années 70, il revend ses parts dans Subaru of America et fait appel au designer Herb Grasse, qui a travaillé chez Chrysler et Ford, pour fabriquer trois prototypes afin de convaincre banques et investisseurs.
Malcolm Bricklin a des exigences précises. Il veut un coupé sportif alliant performances et sécurité. Il veut des pare-chocs rétractables capables d’absorber l’énergie des petits chocs. Il veut une carrosserie teintée dans la masse (donc résistante aux rayures) et peinte dans des couleurs vives (« rouge de sécurité », « orange de sécurité », « vert de sécurité »…). Enfin, Bricklin veut également des portes papillon. Herb Grasse lui livre les maquettes d’un beau coupé aux lignes pures et très modernes. Bricklin est séduit, et baptise l’auto SV-1, où les lettres SV signifient « Safety Vehicle » (véhicule de sécurité). Il part à la rencontre des investisseurs afin de passer de trois prototypes assemblés dans un garage à de vraies usines produisant ses voitures en série.
Il tente de convaincre le gouvernement québécois de l’aider financièrement à rouvrir une usine Renault récemment fermée. Québec envoie discrètement des émissaires aux États-Unis afin de savoir à qui ils ont affaire. Ils découvrent très vite le passé sulfureux de Bricklin : effrayés, ils lui répondent poliment par la négative. Dans la province voisine du Nouveau-Brunswick, Bricklin trouve une oreille nettement plus attentive : le Premier ministre d’alors, Richard Hatfield, voit dans son projet un moyen de relancer l’activité économique de la province et de créer des emplois. Le Nouveau-Brunswick prête donc à Bricklin 2,88 millions de dollars et acquiert 51% de la société pour 500 000 dollars supplémentaires. En échange, Bricklin fait bâtir deux usines dans la province.
Entre-temps, la Bricklin SV-1 poursuit un développement accéléré… un peu trop même : tout juste deux ans s’écoulent entre le premier prototype et le démarrage de la production. Résultat, la voiture est bourrée de défauts. Les panneaux de carrosserie utilisent une technologie nouvelle, avec une couche en acrylique soudée sur une structure en fibre de verre. Mais la technique n’est pas au point, et la carrosserie gondole et craquelle. Bardées de renforts latéraux (la sécurité, toujours!), les portes papillon sont trop lourdes. Les phares escamotables tombent en panne et l’habitacle prend l’eau.
Et puis Malcolm Bricklin a aussi ses lubies, ce qui ne facilite pas la vie des ingénieurs ! Ainsi, il exige des vitres latérales escamotables, ce qui alourdit encore les portières. Il réclame également que l’ouverture de ces portières soit motorisée, ce qui vu leur poids représente un vrai challenge. Au final, les modèles de série possèdent bien une ouverture motorisée, mais la manœuvre réclame 8 secondes. Enfin, Bricklin bannit tout cendrier de l’habitacle, car il estime que « fumer en conduisant est dangereux » !
Dans l’argumentaire bien rôdé qu’il présentait aux investisseurs, Malcolm Bricklin promettait que sa voiture serait vendue 4 000 dollars. Mais à son lancement en 1974, la Bricklin SV-1 s’affiche à 7 490 dollars. L’année d’après, son prix atteint même 9 980 dollars ! Outre sa qualité de fabrication déplorable et une ergonomie ratée, la Bricklin souffre de performances médiocres, à cause de son poids excessif. Cela ne s’arrange pas en 1975, lorsqu’elle échange son moteur V8 American Motors de 220 ch contre un Ford de 175 ch… Pour couronner le tout, le refroidissement sous-dimensionné est source de nouvelles pannes.
Le management de Bricklin n’est pas au top non plus, et pour cause : Malcolm a privilégié les liens familiaux au détriment des compétences. Dans l’organigramme de la société, on trouve ainsi son père au poste de vice-président de l’ingénierie, sa mère aux relations publiques et son beau-frère s’occupant des questions légales. À l’usine, la production plafonne : calibrée pour produire 1 000 voitures par mois, elle ne dépassera jamais les 429 sur un mois… Le 25 septembre 1975, la province du Nouveau-Brunswick jette l’éponge, et la société Bricklin est mise en liquidation. Les contribuables de la province rembourseront de leur poche les 23 millions de dollars de dettes.
Malcolm Bricklin ne sera pas inquiété, et enchaînera quelques années plus tard en important aux États-Unis les Fiat X1/9 puis des Yugo. Il revendra ses parts de Yugo America en 1988, peu de temps avant que la société ne fasse faillite. Dans les années 90, il tente de se lancer sur le marché des vélos électriques, essuie un nouvel échec, avant de signer un accord avec le constructeur chinois Chery fin 2004. Un accord que Bricklin dénoncera quatre ans plus tard avec pertes et fracas. Aujourd’hui, il caresse encore l’espoir de lancer « sa » voiture haut de gamme, mais à propulsion hybride cette fois. Il recherche toujours des investisseurs…
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