Droit dans le mur : Bugatti EB110
On ne vit que deux fois… ou trois. Certaines marques sont tellement chargées de symbole qu’elles ne peuvent définitivement disparaître. Bugatti est de celles-là : si la firme créée en 1909 par Ettore Bugatti bénéficie aujourd’hui des reins solides du groupe Volkswagen, n’oublions pas qu’elle revint à la vie au tout début des années 1990, lorsque la mode des supercars a atteint son apogée. Mais si la Bugatti EB110 décrocha un temps le titre envié de voiture la plus rapide du monde, elle connut un destin funeste et ne survécut pas à la crise économique consécutive à la guerre du Golfe ainsi qu’à de grossières erreurs stratégiques.
Marquées par un boom économique, les années 80 voient se développer toute une série de sportives plus performantes les unes que les autres : les Porsche 959 (1986), Ferrari 288 GTO (1984) et F40 (1987) ou encore la Vector W8 (1989) ont rejoint la Lamborghini Countach (1974), doyenne du genre. La rareté des autos alimente une folle spéculation. Une frénésie qui donne des idées à un certain Romano Artioli, distributeur Ferrari en Italie et en Allemagne : il veut carrément ressusciter Bugatti, dont la dernière apparition publique remonte au salon de Paris d’octobre… 1952. Il s’associe avec le financier français Jean-Marc Borel et rachète la marque à Messier-Bugatti, filiale de la Snecma. Artioli et Borel veulent créer « leur » supercar. Le « Commendatore » Enzo Ferrari a vent de l’aventure : outré, il coupe les ponts avec son distributeur !
La société Bugatti Automobili SpA est fondée en octobre 1987. Pour donner naissance à son auto, Artioli recrute Paolo Stanzani, créateur entre autres merveilles de la Countach et de la 288 GTO. L’équipe achète un terrain de 75 000 m² à Campogalliano, près de Modène… non loin de Maranello, fief de Ferrari. L’architecte Giampaolo Benedini est chargé d’y construire une usine ultra-moderne de 13 000 m². Pendant ce temps, l’équipe technique définit le cahier des charges. Le nom de l’auto est vite trouvé : EB110. Les initiales d’Ettore Bugatti, le 110 évoquant le 110e anniversaire du créateur, qui tombe en 1991, date à laquelle l’auto doit être commercialisée. Un timing très serré qui oblige à renoncer à certaines options technologiques très évoluées (suspension pilotée, freins en carbone…), mais Stanzani et Artioli veulent tout de même faire de la Bugatti EB110 un modèle très high-tech, la meilleure supercar de son temps. Dès le départ, le choix est fait d’adopter une transmission intégrale et un V12 de 3,5 litres suralimenté par quatre turbos et doté d’une innovante culasse à 5 soupapes par cylindre.
Stanzani n’hésite pas à faire appel à des entreprises hors secteur automobile : le châssis en aluminium est ainsi conçu par Aérospatiale. Les pneus sont mis au point chez Michelin, les lubrifiants par Elf. Cinq premiers châssis en aluminium sont réalisés. Le 16 mars 1989, le V12 rugit pour la première fois sur le banc d’essais.Dans le même temps, quatre studios de design sont contactés afin d’habiller la Bugatti EB110. Paolo Martin, un ancien de Pininfarina, livre une maquette d’allure baroque, surmontée d’un gigantesque aileron. Giorgetto Giugiaro et Nuccio Bertone travaillent chacun de leur côté sur des coupés d’allure plus classique : le premier projet est refusé par Artioli, tandis que Bertone ne croit pas en l’avenir de Bugatti et quitte le projet. Reste Marcello Gandini, auteur (notamment) de la Lamborghini Countach, qui habille les premiers prototypes d’une carrosserie à l’allure très fonctionnelle.
L’usine de Campogalliano est inaugurée le 15 septembre 1990. Entre-temps, Paolo Stanzani a claqué la porte, et a été remplacé par Nicola Materazzi, le concepteur de la Ferrari F40. Le prototype EB110 a effectué ses premiers tours de roue pendant l’été, mais le développement pose des problèmes : la puissance passe mal au sol du fait de pneus sous-dimensionnés, la coque en aluminium n’est pas assez rigide, et doit être remplacée par une en carbone, de même poids mais deux fois plus résistante. Les metteurs au point Jean-Philippe Vittecoq et Loris Bicocchi travaillent d’arrache-pied pour rendre l’auto prévenante et facile à prendre en mains par tous les temps.
La voiture est officiellement présentée à la date prévue, le 14 septembre 1991. Romano Artioli a vu les choses en grand : quelques dizaines de Bugatti anciennes sont réunies sur l’esplanade de la Défense, autour d’une EB110 masquée sous une bâche bleue. À l’heure H, c’est l’acteur Alain Delon himself qui dévoile l’auto devant un parterre de 5 000 spectateurs et journalistes ! Puis la voiture descend les Champs-Élysées sous escorte policière jusqu’à la place de la Concorde. Le soir, enfin, 1 800 invités de marque sont conviés à un dîner à l’orangerie du Château de Versailles. Rien n’est trop beau pour cette nouvelle Bugatti de 560 chevaux, facturée 2,1 millions de francs !
Mais la voiture n’est pas encore prête : l’année 1992 est mise à contribution pour finaliser la mise au point du freinage ABS – dont l’association avec la transmission intégrale donne du fil à retordre – ainsi que pour les tests d’homologation. La première voiture est finalement livrée le 1er décembre 1992 à un client suisse. Entre-temps, la Bugatti EB110 est passée par l’anneau de vitesse de Nardo, en Italie, où elle a été chronométrée à 342 km/h. Mais ce n’est pas tout : les hommes d’Artioli planchent également sur une version « SuperSport », plus puissante (600 ch) et plus légère de 200 kg grâce à l’abandon des équipements de confort. En mai 1993, la Bugatti EB110 SuperSport établit un nouveau record de vitesse à Nardo, à 351 km/h.
Reste que l’obsession de perfection des hommes de Romano Artioli pèse sur les finances de la société. La voiture est horriblement coûteuse à produire : le levier de vitesses revient à lui seul au prix d’une petite voiture, tandis que les sièges de soupapes sont sertis dans la culasse à froid, après avoir été trempés dans l’hydrogène liquide. L’assemblage d’une seule auto réclame 54 jours de travail ! Ensuite, ce n’est guère mieux : lors de certaines livraisons, dix salariés font le déplacement pendant une semaine afin d’expliquer le fonctionnement et la maintenance courante ! Quant aux améliorations apportées aux voitures en cours de fabrication, elles sont automatiquement appliquées aux modèles déjà produits, qui font l’objet d’un rappel à titre gracieux.
À ceci s’ajoute des erreurs stratégiques : le modèle économique est trop centré sur l’Europe continentale, où les ventes se révèlent insuffisantes. Le marché britannique a été négligé (pas de version en conduite à droite), tout comme l’énorme marché nord-américain, pour lequel l’EB110 n’a pas été homologuée. La voiture doit être profondément modifiée, jusque dans sa structure, pour y être adaptée : une EB110 America est présentée fin 1994 aux États-Unis. Mais c’est déjà trop tard.
Bugatti Automobili SpA aura officiellement vendu 152 voitures en un peu moins de quatre ans. De l’aveu même de Jean-Marc Borel, «pour être à l’équilibre, il fallait en vendre 150 par an». Le 23 septembre 1995, la firme est en faillite. Bugatti renaîtra à nouveau de ses cendres cinq ans plus tard, à l’initiative du groupe Volkswagen. Mais c’est une autre histoire…
Pour tout savoir sur la Bugatti EB110, je vous recommande ce site très complet : The Bugatti EB110 Registry (en anglais). L’auteur a entrepris de recenser les numéros de châssis et historiques de tous les modèles produits ! Un énorme boulot, assorti d’un historique exhaustif et de nombreuses photos (dont sont extraites celles qui illustrent ce billet).
Ajout du 12/10/12 : en bonus, une impressionnante vidéo d’une Bugatti EB110SS rondement menée par son propriétaire : ça fait vroum, pschitt et ça vaut le coup d’oeil !
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